Crise européenne, deuxième service (partie 2)

Par Frédéric Lordon.

Des deux volets du projet franco-allemand de révision du traité de Lisbonne, il n’y en décidément pas un pour rattraper l’autre. La version européenne du SDRM (Sovereign Debt Restructuring Mechanism) envisagé il y a quelques années par le FMI, et déjà vouée au plus désastreux des acronymes en français 1), partage avec lui la même ignorance des conditions réelles, c’est-à-dire politiques, de l’efficacité institutionnelle. Le durcissement des règles du pacte de stabilité qui se présente comme son complémentaire est de loin le pire des deux – et malheureusement celui qui a le plus de chance de voir le jour pour de bon. La crise européenne de ce printemps offrait pourtant une opportunité sans pareille d’une remise à plat. Mais comme une illustration pure et parfaite de ce que le dogmatisme se définit par l’insensibilité radicale aux infirmations du réel, fussent-elles d’une invraisemblable magnitude, le référentiel libéral européen non seulement n’a rien lâché à l’épreuve d’une crise séculaire qui en démontre la profonde aberration, mais travaille même gaillardement à s’approfondir.

On a beaucoup entendu dire que la crise financière ouverte en 2007 n’avait pas dégénéré à la façon des années 1930 car les politiques économiques, entre temps, avaient « appris ». La chose n’est hélas que très partiellement vraie. Il est incontestable que les banques centrales ont beaucoup fait pour éviter l’effondrement total du système bancaire. On a même pu croire un moment que les gouvernements eux aussi avaient saisi l’exceptionnalité de la situation et consenti, sans doute sous le coup de l’urgence mais tout de même, à s’affranchir enfin de règles absurdes pour faire ce qu’ils devaient : consolidation bancaire au mépris du droit européen de la concurrence, nationalisations (hélas seulement partielles), et surtout mise en déficit des budgets publics à des fins d’action contracyclique. Tragique erreur : à peine les gouvernements reculés du bord du gouffre, le dogme si peu entamé s’est aussitôt re-solidifié. En témoigne assez le basculement soudain des politiques économiques européennes en mode « austérité » alors même qu’elles avaient d’abord semblé disposées à laisser jouer raisonnablement les effets de stabilisation automatique des déficits. Le réarmement doctrinaire est si réussi qu’à la restriction forcenée s’ajoute maintenant le projet de durcir le corset du traité pour soumettre comme jamais les politiques économiques des Etats-membres aux guidelines européennes : non seulement l’appareil de sanctions s’étend mais les projets de loi de finance nationaux devront être préalablement examinés par la Commission avant de passer devant leurs parlements respectifs…

Le « pacte durci » comme substitut de l’EFSF.

On peut regarder cette tragique dérive de près ou de loin. De près, il est tout à fait évident que ce qu’on appellera désormais le « pacte durci » 2) offre son complément nécessaire au mécanisme de restructuration des dettes souveraines. Car retirer aux créanciers internationaux la garantie de l’EFSF 3) contre la dévalorisation de leurs portefeuilles de titres souverains ne pouvait être envisagé qu’avec la compensation d’une garantie de substitution, en l’occurrence relative à la correction des politiques économiques. Ainsi le « pacte durci » a-t-il vocation à certifier aux investisseurs institutionnels que le mécanisme d’indemnisation – car c’est bien ainsi qu’il faut nommer les choses : l’UE s’est proposée de protéger de tout risque (souverain) les supposés chevaliers du risque 4) ! –, que le mécanisme d’indemnisation, donc, pouvait être abandonné sans regret dès lors qu’un dispositif disciplinaire renforcé venait certifier qu’il était en fait sans objet. Le problème, comme l’attelage franco-allemand ne va pas tarder à s’en apercevoir, tient au fait que, pour des investisseurs qui ont décidé de ne rien lâcher, la garantie de remplacement ne vaut pas celle d’origine. Car la promesse des politiques économiques correctes se heurte immanquablement à la question de la crédibilité, spécialement dans une période de crise profonde qui rend la promesse en question aussi intenable qu’elle est inepte. Retirer le matelas des garanties institutionnelles de l’EFSF pour y mettre à la place la planche pourrie d’un pacte même durci est une fable que les gouvernements européens peuvent se raconter à eux-mêmes mais que la finance n’est pas près d’acheter – et c’est son manque de crédulité qu’on voit déjà s’exprimer sur les CDS et les spreads des dettes des Etats « à problème ».

Pour tous les fameux désordres que cette proposition pourrait bien créer à brève échéance, notamment du fait de ce parfait à-propos qui l’a fait lancer au moment précis où les inquiétudes sur les dettes souveraines européennes faisaient (prévisiblement) résurgence, on gagne peut-être davantage à en revenir à la logique fondamentale du pacte de stabilité dont le « durcissement » ne réalise qu’un changement de degré, offrant cependant par là une occasion d’en rendre plus visibles les contradictions congénitales.

La haine des politiques discrétionnaires.

Il faut sans doute y voir d’abord un pur produit du néolibéralisme comme effort d’éliminer tout ce qui pourrait ressembler à des politiques économiques discrétionnaires. La souveraineté et l’autonomie d’action sont volontiers célébrées pour tous les agents mais à la condition qu’ils soient privés seulement. Et là où la joyeuse anarchie du marché est réputée féconde à souhait, le seul dont la capacité d’initiative propre est déclarée vicieuse par principe demeure l’Etat. Considérant la politique économique souveraine comme une immixtion nécessairement importune dans l’ordre spontané du marché, c’est-à-dire comme la figure hideuse de l’arbitraire (lui-même regardé comme le commencement de la tyrannie), le néolibéralisme a tenté de neutraliser l’action économique de l’Etat en promouvant un modèle de la politique économique « par les règles ». Telle était bien l’idée d’origine de Milton Friedman recommandant que la politique monétaire soit conduite selon les automatismes d’une norme de progression de la masse monétaire sur laquelle l’Etat ne devait plus avoir de prise, dépossession institutionnellement organisée par l’indépendance de la banque centrale. Le sachant ou non, la construction économique et monétaire européenne est la parfaite continuatrice de cette tradition doctrinale, héritage qui rend évidemment toujours un peu délicat le déni de son essence néolibérale. La règle des 3 %-60 % n’est pourtant pas autre chose qu’un commencement d’application du modèle du pilotage automatique à la politique budgétaire – dont l’idée maximale est d’ores et déjà en circulation sous la forme de la constitutionnalisation d’une contrainte d’équilibre des finances publiques.

Comme toujours, il n’est pas de meilleur moyen de défaire les fétichismes que d’en revenir au moment de la genèse, aussi les populations gagneraient-elles à être éclairées à propos des glorieuses origines intellectuelles des 3 %-60 % qui font l’exclusif repère des politiques économiques qu’on leur administre aujourd’hui. En l’occurrence les 60 % des dettes se déduisent des 3 % des déficits, plus exactement correspondent au niveau où se stabilise le ratio Dette/PIB sous des hypothèses moyennes 5) de taux de croissance et de taux d’intérêt et lorsque le déficit est à 3 %.

Mais les 3 % eux-mêmes, d’où sortent-ils ? C’est ici que la pensée économique atteint ses ultimes raffinements. Car les 3 % sortent… de nulle part. Ou plus exactement de la tête de Pierre Bérégovoy, ministre des finances à l’époque de la négociation du traité de Maastricht, désireux d’incarner la forme supérieure de la respectabilité économique et, pour cette raison même, d’effacer de la mémoire collective la souillure des années Mauroy, ce comble de l’abomination financière, qui avait fait titrer toute la presse de droite (et celle qui s’efforçait de le devenir, Libération, Le Monde, Le Nouvel Observateur…) que la France des socialo-communistes était « en faillite » – le déficit à son pire (1983), il est vrai, avait alors atteint l’invraisemblable abysse de… 3,2 % 6). On classerait difficilement une rétrospective budgétaire des années 1980 dans la catégorie de l’histoire longue, et c’est pourtant déjà assez pour faire jouer tous les charmes relativisateurs du comparatisme historique. Car quel gouvernant actuel ne se damnerait pas pour troquer la situation présente contre « la faillite » de ces années-là, et n’y aurait-il pas par hasard quelques leçons à tirer à propos de la réelle validité de la numérologie économique lorsque les normes de la banqueroute d’hier apparaissent comme celles de la rigueur d’aujourd’hui ? Toujours est-il que Bérégovoy, lui-même habité par le sentiment de la honte historique des 3,2 %, en avait « déduit » que, 3 % constituant une sorte de seuil de l’horreur, c’était bien là qu’il fallait placer la barre de l’intolérable budgétaire.

Depuis nous vivons là-dessus…

La solution des règles : logique…

Nous vivons là-dessus mais pas très bien tout de même. Car, outre leur débilité intrinsèque, les règles européennes, et à plus forte raison sous le durcissement qu’on se propose de leur faire connaître, ont aussi l’inconvénient formel de nier radicalement le principe de la souveraineté politique à l’échelon national sans lui offrir le moindre relai à l’échelon européen – mais il est vrai que cet inconvénient-là est un avantage aux yeux du néolibéralisme… il est même son intention première. Et pour autant on n’a pas le fin mot de l’histoire avec la seule interprétation intentionnaliste, quelque bien fondée qu’elle soit par ailleurs. Car il est vrai qu’une union monétaire rencontre inévitablement les problèmes propres à une communauté de politiques économiques. Dans le cas présent on pourrait dire que les règles des traités se sont imposées comme la solution de compromis permettant d’accommoder la contradiction entre, d’une part, l’absence de réelle souveraineté politique européenne et, d’autre part, la présence d’externalités des politiques économiques nationales, c’est-à-dire d’effets collatéraux, éventuellement indésirables, des politiques discrétionnaires des Etat-membres les uns sur les autres.

Or il n’est pas question de nier le problème objectivement posé par ces externalités, qui peuvent d’ailleurs être de multiples sortes : externalités monétaires par exemple lorsque la dérive d’un Etat-membre particulier entraîne une réaction sur le change, c’est-à-dire une variation de parité affectant de fait tous les autres Etats-membres dans un régime de partage d’une monnaie unique ; externalités financières lorsqu’un des Etats-membres est conduit au défaut et contraint les autres à lui venir en aide pour assurer le service de sa dette. Le problème des externalités en union monétaire naît donc des effets de politiques économiques nationales décidées de manière indépendante alors qu’elles sont de fait interdépendantes par le régime même de la monnaie unique.

L’affaire grecque a montré que c’était typiquement le cas des externalités financières qui posent aux autres Etats-membres un problème manifeste d’aléa moral 7) puisqu’ils se retrouvent placés dans une situation de refinanceurs forcés – celle-là même dont les Allemands mettent tous leurs efforts à s’extraire, notamment par le mécanisme de restructuration des dettes qui leur permettrait de se dégager de toute obligation de solidarité financière et d’abandonner à leur face-à-face les Etats en difficulté et leurs créanciers. En l’absence d’un tel mécanisme, et sauf à tomber dans le déni du problème objectif des externalités, il faut bien avoir l’honnêteté de reconnaître que l’encadrement des politiques économiques nationales par des règles offre une solution logique, en tout cas en l’absence d’une Union européenne véritable, c’est-à-dire qui primerait sur ses parties et serait l’instance légitime de conduite d’une politique économique européenne, ou bien d’un bail out européen – un peu à la façon dont l’Etat fédéral étasunien a assuré sans le moindre problème de légitimité politique le sauvetage de la ville de New York en faillite dans les années 70… et dont il aura peut-être à le faire bientôt avec bon nombre de ses états fédérés qui prennent la même direction.

… mais désastreuse.

Dans le cadre d’une communauté de politiques économiques interdépendantes de fait et génératrices d’externalités croisées, l’encadrement des politiques nationales par des règles est donc en première instance une solution logique. Mais ça n’en est pas moins une solution désastreuse ! – et c’est peut-être l’essence du drame européen actuel que de n’avoir pour solutions « logiques » que des solutions désastreuses. Or, désastreuse, celle-ci l’est indubitablement, et à de nombreux titres.

Le principal tient bien sûr à l’évidement politique que réalise le modèle de la politique économique « par les règles » puisque, la discrétion entrant par essence dans le concept de la souveraineté, neutraliser la discrétion et nier la souveraineté, c’est tout un. La chose ne serait tolérable que si, par un effet de déplacement qu’il reviendrait à une construction proprement politique de produire, la souveraineté niée ou diminuée au niveau national trouvait à se redéployer au niveau proprement européen. Comme on sait, il n’en est rien, et pour longtemps encore. Ça n’est donc pas tant la présence d’externalités en soi qui crée le problème mais bien, dans un projet qui persiste tout de même à se revendiquer communautaire, l’absence, précisément, de communauté véritable qui permettrait d’en accommoder les tensions. Fausse communauté mettant surtout en partage les inconvénients des externalités négatives, la mal nommée « Union européenne » occupe cet entre deux bancal où suffisamment d’interdépendances ont été nouées pour rendre objectivement problématique l’exercice des discrétions nationales, mais pas assez pour opérer le dépassement politique des tensions contradictoires qui en résultent. Ne reste que le choix de brider les discrétions nationales mais sans leur offrir la moindre solution de redéploiement que commanderait normalement une bonne « économie de la souveraineté » 8) – toutes choses qui finiront un jour par se payer politiquement, mais en espérant que ce soit sous la forme la moins détestable possible.

Mais dans cette affaire, l’efficacité macroéconomique n’est pas moins offensée que les principes fondamentaux de la politique. Car, tout « logique » qu’il ait d’abord semblé pour tenter de faire vivre une communauté de politiques économiques nationales, le modèle « par les règles » se montre, par construction, d’une rigidité qui le rend incapable de la moindre adaptation raisonnable à des situations d’exception. Et ceci d’autant plus qu’à la face de l’opinion hystérique des marchés financiers, toute entorse faite aux règles en question prend inévitablement l’allure d’une violation majeure et d’un reniement caractérisé avec les destructions de crédibilité qui s’en suivent. Les Etats-Unis, eux, ont compris qu’en matière de politique économique, le meilleur moyen de demeurer crédible consiste… à ne s’engager sur rien. La bêtise de la politique économique corsetée par des règles a priori et privée de toute marge de manœuvre face à l’imprévu, ils la laissent aux européens… comme ils leur ont laissé plus généralement la mise en œuvre réelle, extensive et stupidement scolaire du monétarisme dont ils n’auront été que les géniteurs intellectuels – et bien trop futés, eux qui savent ce que puissance et souveraineté veulent dire, pour se l’appliquer à eux-mêmes. Sauf à croire aux élucubrations de l’équivalence ricardienne 9), il fallait être innocent pour imaginer tenir la ligne Maginot des 3 % en pleine récession post-crise financière. Mais alors que vaut un système de règles manifestement intenable face au premier choc d’ampleur, et surtout que vaut l’idée d’y accrocher toute sa crédibilité quand on le sait voué à être enfoncé ? L’UEM redécouvre donc cette vérité abyssale que jouer sa crédibilité dans des épreuves où elle est certaine d’être défaite… fait perdre de la crédibilité.

Derrière (et par-dessus) les règles : la finance.

Oscillant sans cesse entre inévitables violations qui ridiculisent la fausse solennité de ses engagements et tentatives de respect rigide qui mettent à mal la croissance et l’emploi, le pacte des règles est une plaie bien à l’image de l’état présent de la construction européenne – ni faite ni à faire. Il possède d’autant plus cette vertu révélatrice – mais au sens quasi photographique du terme – qu’il souligne cet autre caractère de l’Europe néolibérale par lequel il prend en fait tout son sens, à savoir l’hégémonie instituée de la finance et la subordination à ses logiques. Car les principales externalités contre lesquelles les règles du pacte prétendent lutter ne naissent que de l’exposition permanente des politiques économiques au jugement des marchés financiers : les externalités monétaires (voir supra) sont le produit des surréactions du marché des changes, les externalités financières de la contrainte de financement obligataire des déficits publics. Et ce sont d’étranges rapports d’imbrication et de complémentarité qu’organise l’UEM entre règles et financiarisation : d’un côté les règles sont justifiées par la constante présence des marchés, et réciproquement la présence des marchés comme nécessaire complément des règles… au cas où celles-ci manqueraient à être respectées.

Cet extraordinaire échafaudage intellectuel dont on hésite à dire s’il est formidablement brinquebalant ou d’une parfaite cohérence dans l’aberration est un produit d’origine largement allemande, pays qui se voudrait la norme européenne à lui tout seul, unique incarnation à ses propres yeux de la vraie orthodoxie, et travaillé par la constante inquiétude d’avoir à partager la souveraineté monétaire européenne avec des pouilleux. Pour des raisons historiques bien connues, l’Allemagne ne pouvait accepter d’entrer dans un projet d’union monétaire qu’à la condition d’en être le pivot, de lui imposer sa propre norme, et de forcer la construction institutionnelle de l’ensemble à en être la gardienne 10). Le modèle européen de la politique économique « par les règles » est l’expression même de cette capture normative – les règles en question n’étant évidemment pas autre chose que l’imposition à tous des préférences idiosyncratiques de l’Allemagne.

Mais la vraie « réussite » allemande tient sans doute à l’ajout de la méta-règle en quoi consiste d’avoir remis in fine l’application des règles moins aux dispositions institutionnelles des traités eux-mêmes qu’à la surveillance externe des marchés financiers. Et, pourvu qu’on entre un instant dans le point de vue allemand, on est bien obligé d’accorder ici encore la « logique » d’une opération qui part de la robuste prémisse que les parties à un pacte ne se tiennent à leurs engagements qu’à la condition d’y trouver leur intérêt propre ou bien d’y être contraintes par une puissance externe. Les négociateurs allemands du traité de Maastricht, et notamment Hans Tietmeyer alors président de la Bundesbank, ont parfaitement mesuré la force réelle – faible – des engagements purement déclaratifs à quoi se réduisaient pour l’essentiel les signatures du pacte de stabilité. Le respect des règles qu’un appareil de sanction insuffisamment développé était inapte à produire par lui-même, seule une instance externe et suffisamment puissante pouvait l’obtenir : les marchés obligataires.

On comprend mieux sous cet angle l’étonnant article 63 du traité de Lisbonne qui, bien au-delà de la seule logique alléguée « d’unification du marché intérieur » stipule l’interdiction de toute restriction aux mouvements de capitaux « entre les Etats membres et entre les Etats-membres et les pays tiers ». Pour qui se demanderait ce que viennent faire les « pays tiers » dans une affaire d’organisation interne des marchés (en l’occurrence financiers) européens, la réponse, mais peu présentable dans le débat public, est qu’il fallait bien en appeler au pouvoir de coercition des marchés de capitaux internationaux pour faire ce que de simples déclarations d’adhésion aux règles ne pouvaient en aucun cas suffire à obtenir par elles-mêmes, à savoir faire effectivement respecter les règles. Tout s’enchaîne donc avec une parfaite logique : il faut des règles pour neutraliser les externalités au sein d’une communauté de politiques économiques ; mais, dans un contexte encore très largement intergouvernemental où les puissances souveraines ne se laissent pas aisément chapitrer, il demeure difficile d’adjoindre aux règles l’appareil de sanctions qu’elles appelleraient normalement ; d’où la solution du détour par les marchés financiers mobilisés comme instance disciplinaire, mais externe, anonyme et réputée « apolitique », de normalisation effective des politiques économiques nationales…

Démarchéiser le financement des déficits publics.

Le mouvement d’ensemble est très réussi et sa cohérence interne n’est pas contestable. Mais on peut aussi ne pas vouloir de cette cohérence-là, spécialement si l’on considère que, les règles étant faites pour complaire aux marchés et les marchés pour faire respecter les règles, la subordination à la financiarisation apparaît en définitive comme l’unique principe directeur du modèle européen de politique économique. Or le groupe des créanciers internationaux réclame de la politique économique des orientations par construction hétérogènes, et en fait même antagonistes à celles qui correspondraient aux intérêts des communautés politiques nationales. Plus encore que la réforme des retraites, la volte-face des politiques économiques européennes, passant d’un coup de la relance à l’austérité, montre assez clairement l’éviction des impératifs économiques et sociaux internes de l’activité à soutenir par l’injonction externe de la valeur des titres souverains à maintenir, et fait apparaître comme jamais cette anomalie politique sans précédent à l’ère (supposée) démocratique, en quoi consiste la subordination des politiques publiques à une communauté tierce qui n’est pas celle du contrat social 11) ! On ne s’étonnera pas que, dans l’état présent d’incrustation idéologique du néolibéralisme et d’interpénétration des élites politiques et financières, l’opportunité historique de la crise ait été saisie pour réaliser… l’exact contraire de ce qu’elle aurait appelé, à savoir une double ou triple peine pour les corps sociaux du fait de l’austérité, une entreprise d’approfondissement du démantèlement néolibéral de la sphère public lato sensu sous couleur de réduction des déficits et, au niveau proprement européen un renforcement de l’appareil des règles et sanctions confirmant l’orientation générale qu’il s’agissait précisément de renverser…

Comme d’habitude les porte-parole heureux de la doctrine répéteront mécaniquement qu’on ne peut pas dépenser plus qu’on ne gagne et qu’il faut réduire la dette pour entrer vraiment dans le siècle, peut-être même chialeront un coup à l’évocation de « nos enfants » ceci cela, à donner des idées d’infanticide de masse pour voir ce qu’ils pourraient raconter privés de cet argument-là. Mais seule l’incapacité, ou plus exactement l’absence foncière de désir de penser autre chose les empêchera d’imaginer le point de fuite que la crise de la finance générale ne cesse pourtant de nous désigner, à savoir la fermeture de son exorbitante emprise. Si en effet le cœur du problème, spécialement du problème européen, réside dans l’exposition permanente des politiques publiques aux marchés financiers, c’est-à-dire à la fois dans la normalisation technique des politiques économiques et dans la contestation par une communauté extérieure des prérogatives fondamentales de la communauté politique nationale, si le cœur du problème est bien celui-là, alors la seule solution à la hauteur consiste à mettre un terme à la dépendance aux marchés de capitaux. Une Union européenne restructurée, quel qu’en soit le périmètre – et la question se pose car à l’évidence ni l’Allemagne ni le Royaume-Uni ne seront vraisemblablement désireux d’entrer dans pareil projet – devrait donc avoir pour ligne stratégique de « démarchéiser » le financement des déficits publics puisque c’est précisément par le truchement de cette dépendance-là que la finance a pris le pouvoir sur les politiques économiques. Comment organiser le financement des déficits publics sans avoir à en passer par les marchés de capitaux, voilà la seule question digne d’intérêt dans la conjoncture présente – et la seule évidemment à n’être jamais posée comme telle. Seuls des esprits javellisés au néolibéralisme, et pour qui la financiarisation est devenue comme une seconde nature demeureront incapables de concevoir ce nouveau régime de financement dont une histoire assez proche leur donnerait pourtant de parlantes illustrations.

Monétisation et « renationalisation » du financement des déficits

Car longtemps les impasses budgétaires ont été financées par des avances de la banque centrale, c’est-à-dire sous la forme de crédit, et par la création monétaire. Rien dans cette assertion n’est de nature à laisser entendre que le financement monétaire pourrait financer tous les déficits inconditionnellement et sans la moindre restriction de volume. Il y a tout lieu de se méfier d’un monopole d’Etat sur la création monétaire 12) et, de même qu’une Grande Dépression, une hyperinflation n’est pas belle à voir. Mais entre la prohibition aveugle et l’abus manifeste il y a tout de même quelques intermédiaires qu’il appartient à une analyse raisonnée des conditions macroéconomiques et à une architecture institutionnelle appropriée d’explorer. Pour ne parler que des conditions macroéconomiques, elles sont suffisamment bien connues – chômage de masse, sous-utilisation importante des capacités, absence d’inflation rampante –… pour qu’on puisse les reconnaître très exactement dans la conjoncture actuelle. Quant à l’architecture institutionnelle, on peut déjà en dire qu’elle requerrait immanquablement un volet de contrôle des capitaux pour neutraliser les éventuels effets adverses sur le change… et bien sûr d’abroger immédiatement le statut d’indépendance de la banque centrale pour la rapatrier dans un ensemble institutionnel de la politique économique sous contrôle démocratique intégral.

Hors le financement monétaire et pour la part que lui autoriseraient, en situation, les conditions macroéconomiques du moment, l’émancipation d’avec les marchés de capitaux peut aussi être envisagée par la renationalisation du financement des déficits publics, c’est-à-dire par des mécanismes réglementaires d’allocation prioritaire de l’épargne intérieure collectée par les investisseurs institutionnels aux besoins de financement de l’Etat – à la manière de ce qui se passe au Japon où, détenue à 95 % par des épargnants résidents, la dette publique pourtant de 200 % du PIB ne pose pas le moindre problème 13).

On peut également ajouter ceci pour finir. Instituées les conditions d’un affranchissement des financements publics d’avec les marchés de capitaux, rien n’interdit d’envisager de se débarrasser du boulet du passé, on veut dire : le stock de la dette. Le défaut n’est rendu inconcevable que par la crainte des Etats d’avoir à retourner sur les marchés à des conditions dégradées. Mais cette crainte ôtée, la possibilité du défaut est restaurée. Les voix de leur maître se gargarisent assez de ce que le service de la dette est devenu le second poste du budget de l’Etat. Un léger pivotement du regard permet d’y voir, mais à l’encontre de leur intention de terroriser l’usager qui renâcle aux coupes budgétaires, une très belle marge de manœuvre qui serait aussitôt récupérée par les finances publiques sitôt la dette non-résidente bazardée – et effectivement ça doit faire pas mal de lycées nouveaux, d’université dé-tiersmondisées, de profs encadrant les élèves, d’infirmières, de service hospitaliers rouverts etc.

Il restera pour ultime redoute aux amis de la finance le trémolo apocalyptique qui annonce l’effondrement bancaire généralisé si la dette publique venait à être répudiée. Pas faux. Mais pas triste non plus. Car par la même inversion de point de vue que celle qui amenait à l’instant à requalifier la part prise par la dette dans le budget de l’Etat, il faudra leur faire savoir que cette fois-ci l’effondrement bancaire, on l’attend. De pied ferme et même avec une légère gourmandise 14).

1)
Voir « Crise européenne – deuxième service (partie 1) ».
2)
Par référence au « pacte de stabilité » qui donne aux déficits-dettes « excessifs » du Traité leurs valeurs de 3%-60%
3)
(European Financial Stability Facility, alias le fonds de garantie des dettes souveraines européennes institué le 9 mai 2010 et doté de 440 milliards d’euros.
4)
En tout cas du risque véritable s’agissant de titres obligataires, à savoir le risque du défaut
5)
Selon les moyennes d’observation au moment où ces savants calculs ont été réalisés, soit au moment du rapport Delors (1989) et de la négociation du traité de Maastricht (1992).
6)
Pour une analyse des doctrines de la désinflation compétitive et de la transition vers l’euro, voir Les Quadratures de la politique économique, Albin Michel, 1997.
7)
La théorie économique nomme « aléa moral » la situation dans laquelle un agent se surexpose à un risque du seul fait de se savoir assuré contre ce risque – ainsi par exemple d’un Etat qui se surendette en sachant pouvoir compter sur un plan de sauvetage organisé par les autres.
8)
Assez curieusement la seule instance vraiment consciente des problèmes posés par cette « économie de la souveraineté » est… la Cour constitutionnelle de Karlsruhe.
9)
Ledit « théorème de Ricardo » nie toute efficacité aux politiques budgétaires actives au motif que les agents anticiperaient rationnellement qu’il y aura à servir la dette dans 10 ou 30 ans et commenceraient dès maintenant à constituer de l’épargne en prévision des impôts futurs qui seront levés pour ce service… La diminution de consommation qui s’en suivrait viendrait alors neutraliser l’effet de relance du déficit budgétaire qui serait alors privé de son efficacité keynésienne – ce qu’il fallait démontrer.
10)
Voir « Ce n’est pas la Grèce qu’il faut exclure, c’est l’Allemagne ! ».
11)
Voir à ce propos « Le point de fusion des retraites ».
12)
Voir « Pour un système socialisé du crédit »
13)
Voir « Et si on commençait la démondialisation financière ? », Le Monde Diplomatique, mai 2010.
14)
Voir « En route vers la Grande Dépression ? ».
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