La grève des mineurs de 1948.

Les Charbonnages s'acharnent contre les grévistes de 1948.

Par Tiennot Grumbach, avocat.

C'est Norbert Gilmez, un retraité toujours militant ayant participé à la grève des mineurs de 1948 qui nous a prévenus, le 17 mai. Les Charbonnages de France « élèvent » le contentieux devant la chambre sociale de la Cour de cassation. Lʼarrêt rendu sur le fond par la cour dʼappel de Versailles, le 10 mars dernier, est frappé dʼun pourvoi. Il avait apporté aux survivants et à leurs « ayants droit » une réparation morale. Si elle ne compensait pas lʼintégralité des préjudices subis, elle marquait l'espérance quʼenfin soient reconnus les droits et la dignité de ceux des mineurs qui avaient été licenciés en raison de la grève. Les services de la Halde avaient considéré lʼexistence dʼune discrimination. Ils avaient recommandé une médiation. Les parties lʼavaient acceptée. Les Charbonnages de France ont fait traîner la procédure. Ils semblaient jouer la montre jusquʼà lʼéchéance prévue pour la liquidation amiable, déjà programmée par le gouvernement. Un protocole dʼéchec de la médiation a donc été régularisé. On le comprend mieux aujourdʼhui, ce nʼétait pas tant le montant des dommages et intérêts qui était en jeu, que la portée symbolique du litige. Le pourvoi qui vient dʼêtre régularisé le donne à voir. Après tant dʼannées, ne pas avoir accepté que lʼarrêt rendu par les magistrats dʼappel mette un terme à cette saga qui a marqué lʼhistoire de toute la région du Nord fait sens. Jʼenrage !

Pourtant, la ministre des Finances, brillante avocate de droit des sociétés, a su régler, en un temps record, les affaires dʼun ancien ministre et hommes dʼaffaires. C'était à ses yeux un mode banal de règlement du litige en harmonie avec les pratiques habituelles des dirigeants du monde de la banque, des assurances et des affaires. Il nʼest donc nul besoin de la taxer de malhonnêteté personnelle. Cʼest plus grave. Nos ministres agissent en parfaite cohérence avec la déontologie du droit et du secret des affaires. Quant à nous, nous privilégions le débat public, chaque fois que faire se peut. « Ces gens-là, Monsieur », ne croient pas que la justice ait à se mêler de leur commerce. Ils entendent être garantis contre toute forme dʼindiscrétion qui pourrait mettre en cause lʼidée quʼils se font de la liberté du commerce et de lʼindustrie. Rien donc que de plus ordinaire que de régler dans une même période des centaines de millions dʼeuros à Tapie et de se refuser au règlement dʼune condamnation judiciaire à hauteur de 520 000 euros, à répartir entre 17 familles. Une telle condamnation leur semble insupportable comme si elle venait légitimer les luttes du mouvement syndical. Qui peut croire que les Charbonnages de France, qui nʼont plus la moindre existence industrielle, aient pu prendre une telle décision sans le feu vert du pouvoir politique et de leur ministre de tutelle ? Quelle que soit la valeur de la cause des mineurs et de leurs familles, les tenants du pouvoir actuel ne veulent pas que ce regard de justice, porté sur ce passé de luttes, éclaire notre présent.

La grève des mineurs de 1948.

Par Pierre Outteryck.

Au cours du siècle minier (1880-1980), la corporation minière a connu peu de grèves générales de plusieurs jours. Si l’on excepte la participation des mineurs aux luttes d’ensemble de 1936 et 1968, la grève survenue en 1906 après la catastrophe de Courrières et la lutte engagée en mai-juin 1941 face à l’occupant allemand, trois mouvements d’ampleur arrêtant l'extraction du charbon se sont produits en 1947, 1948 et 1963. Aujourd'hui, toutes les braises de la grève de 1948 ne sont pas encore éteintes 1). Retour critique sur une très grande lutte.

n janvier 1979, l’historien Jean Gacon évoquait les luttes d’après-guerre, et plus particulièrement les grèves des mineurs de 1948, dont la Fédération nationale des travailleurs du sous-sol (FNSS) venait, lors d’un colloque, de commémorer le trentième anniversaire 2). À cette occasion, il me confia combien Benoît Frachon 3) avait été attentif, lors de la grande grève générale des mineurs, en 1963, à ne pas oublier les enseignements tirés de celle de l’automne 1948. Nous le savons bien, lors de la préparation d’un mouvement, les dirigeants syndicaux – consciemment ou inconsciemment – s’appuient souvent sur l’analyse des luttes précédentes afin d’éviter les erreurs et de conforter les points positifs. Quinze ans séparent la grève perdue de 1948 de celle réussie de 1963. Les responsables de la FNSS et de la CGT eurent donc le temps, même s’ils n’ont pas tout écrit ou tout dit, d’analyser les erreurs commises.

Dans son ouvrage Quand toute la mine se lève 4), Achille Blondeau rappelle les conseils judicieux du secrétaire général de la CGT, Benoît Frachon, qui incita notamment les mineurs à repousser la date de la grève pour qu’elle ne survienne pas en février, période de grands froids. Il voulait éviter que le gouvernement de Gaulle-Pompidou utilise le frimas pour stigmatiser les mineurs grévistes. Enfin, Benoît Frachon insista sur la nécessité que ce mouvement évite les provocations et les « durcissements » favorisant l’isolement des mineurs. On observera d’autre part que la FNSS ne retint pas en 1963 le mot d’ordre, pourtant pertinent, du «Non à la fermeture des puits ! Non au plan Jeanneney ! ». En effet, depuis 1960, le ministre de l’Industrie, Jean-Marcel Jeanneney, avait établi un plan de fermeture des puits, choisissant « le tout pétrole » contre l’exploitation minière. Mobiliser les mineurs derrière un tel slogan était très difficile. En effet, malgré les alertes lancées dans Le Travailleur du sous-sol, l’organe de la FNSS, aucun mineur ne pouvait s’imaginer que sa mine fermât. En refusant de mettre au coeur de la grève la lutte contre le plan Jeanneney, la CGT désarmait une part de la campagne gouvernementale qui l’aurait, dans le cas inverse, accusé de lancer une grève politique. Lors du colloque de 1978, Léon Delfosse, président d’honneur de la Fédération, et d’autres dirigeants ont pointé certaines des erreurs commises en 1948. L’historienne Rolande Trempé, dans son intervention, a complété cette analyse. Sans doute, aujourd’hui, trente ans après cette importante commémoration, pouvons-nous reprendre le dossier et approfondir son examen.

Huit semaines de grève.

La Vie Ouvrière, dans son numéro du 7 au 13 octobre 1948, rend compte de la première journée de grève (4 octobre). Achille Blondeau, dans sa biographie 5), se remémore ces heures fiévreuses, ces journées d’intenses activités, cette volonté farouche de la masse des mineurs de ne pas reculer, d’affronter les forces de l’ordre et l’armée, symboles de l’État-patron, volonté difficilement endiguée par la plupart des responsables, parfois encouragée par certains. Le 24 septembre, au niveau interprofessionnel, la CGT appelle à des arrêts de travail, des débrayages et surtout à des manifestations dans toutes les grandes villes de France à partir de 18 heures. Cet appel prend en compte l’exaspération, le désir de lutter d’une partie du monde du travail, mais aussi les difficultés à mobiliser de manière massive. Pas de grève générale, ne serait-ce que d’une journée, pas de manifestations l’après-midi qui impliqueraient la participation à des grèves totales ou sectorielles. Le mot d’ordre de la CGT correspond à un compromis intelligent, tenant compte de la colère et du mécontentement fortement présents, mais aussi des limites d’une mobilisation difficile à élargir pleinement. La corporation minière est, comme nous le verrons, la plus susceptible d’être mobilisée. Le 30 septembre, la FNSS organise une consultation à bulletins secrets dans tous les bassins et les puits. C’est une première ! Auparavant, les grèves se décidaient à main levée après l’intervention d’un délégué. Le résultat du scrutin est limpide : 218 616 voix pour la grève, 25 086 contre et 15 502 abstentions ou bulletins nuls. Le lundi 4 octobre, la grève est complète. La CFTC et FO s’y sont ralliées. Le ministre de l’Industrie et du Commerce, Robert Lacoste, reçoit les responsables syndicaux, mais ne fait aucune proposition pour sortir du conflit. Très vite, une répression brutale terrorise bassins et pays miniers. Les CRS – puis l’armée – investissent puits et corons en Lorraine dès le 8 octobre. Bientôt, tous les bassins et le croissant houiller du Nord/Pas-de-Calais subissent le même sort. Du 25 au 29 octobre, dans le Nord, à Alès et à Saint-Étienne, l’armée dégage violemment les puits : un véritable terrorisme d’État. La presse rapportera des actes de violence rappelant des scènes connues durant l’occupation nazie. De leur côté, les mineurs défendent pied à pied carreaux et fosses à Alès, à Béthune, le 20 octobre, et plus encore à Montceau-les-Mines, où se déroulent de véritables batailles durant lesquelles CRS et militaires n’ont pas toujours le dessus. Alors que tanks et chenillettes, militaires et gardes mobiles quadrillent les pays miniers, arrestations, jugements ultrarapides et emprisonnements se multiplient. La violence est inouïe. Trois mineurs trouveront la mort, deux autres décéderont plus tard. La FNSS croit pouvoir mettre en échec le gouvernement en durcissant la grève. Mais cette tactique va, de fait, favoriser la propagande du pouvoir qui cherche à isoler les mineurs. Ainsi, la FNSS décide, durant 24 heures, de ne plus assurer la sécurisation des puits en échange du retrait des forces de répression. N’importe quel responsable sait qu’une absence de surveillance durant une journée n’a aucune conséquence pour la sécurité ! Mais d’autres mesures avaient été envisagées par certains dirigeants de la FNSS. Dans sa biographie, Achille Blondeau raconte ainsi « l’affaire de Carbolux »: «À Bruay-en-Artois se trouvaient des fours à coke neufs, sans doute les plus modernes d’Europe. Depuis le début de la grève, ils fonctionnaient au ralenti, chargés au minimum, juste pour qu’ils ne s’éteignent pas car, tout le monde le savait, arrêter un four à coke, c’était le condamner à mort. Un beau jour, alors que l’armée menaçait d’envahir le bassin Nord/Pas-de-Calais, Auguste Lecoeur réunit le Bureau de la Fédération régionale. Lecoeur était le plus puissant dirigeant des mineurs du Pasde- Calais. Membre de la direction nationale du PCF, il tenait en main l’importante Fédération communiste du Pas-de-Calais. Il était aussi président de la Fédération régionale CGT des mineurs. Il avait été maire de Lens de 1944 à 1947, membre du gouvernement, chargé de la nationalisation des mines et demeurait député. Son autorité était incontestable 6). Et c’est devant un auditoire stupéfait qu’Auguste Lecoeur annonça qu’il fallait faire cesser l’entretien des fours à coke de Bruay pour empêcher l’invasion du bassin. Il n’y eut pas de discussion. L’autorité de Lecoeur était telle qu’on ne discutait pas ses directives, pour ne pas dire ses ordres. Ce fut le militant le plus populaire, le plus respecté, Nestor Calonne, qui fut chargé d’aller demander aux ouvriers d’appliquer cette décision. La réunion, organisée sur le tas (les fours à coke étaient occupés par les ouvriers) fut vite terminée. À peine Nestor eut-il parlé que des voix fusèrent : rien à faire, on continue d’entretenir les fours. Si on les fait mourir, qu’est-ce qu’on fera le jour où la grève sera terminée ? Heureusement que les ouvriers firent preuve de bon sens. » Malgré ce « bon sens », Jules Moch, ministre de l’Intérieur, déchaîne une violente campagne de presse accusant la CGT de noyer chantiers et galeries, de détruire les installations minières. En même temps, d’énormes pressions sont exercées sur des mineurs immigrés ou venus des colonies afin de les forcer à reprendre le travail. Ainsi, le 2 novembre, ayant subi de multiples pressions, des mineurs reprennent le travail. À partir du 11, la reprise s’amplifie et le secrétaire de la FNSS, Victorin Duguet, est amené à suspendre la grève le 30 novembre. Dès le mois de septembre, le gouvernement, les journaux socialistes et de droite lancent de violentes campagnes anti-communistes et anti-cégétistes. Ils accusent les mineurs d’être les hommes de main du Kominform, organisation communiste internationale créée en 1947. Jules Moch intervient d’une voix tragique à la radio dans l’émission « Les Français parlent aux Français ». Une telle mise en scène vise à traumatiser les esprits, déjà enclins à l’anti-communisme. La presse, les témoignages de l’époque, et en particulier la biographie d’Achille Blondeau, rappellent les brutalités peu communes des forces de l’ordre, auxquelles répond la corporation minière, retrouvant comme par instinct des anciennes formes de résistance. La riposte des mineurs à la présence des chars, des chenillettes, des CRS et de l’armée est d’autant plus prompte et forte que bon nombre de « Gueules noires » a participé à la lutte armée dans les rangs des Francs-tireurs et partisans (FTP) pendant la Résistance. Soulignons enfin le poids de la solidarité. Durant tout le conflit, de multiples débrayages ou grèves partielles viennent, de toute la France, prouver que les mineurs ne sont pas isolés. D’URSS, de Roumanie, de Tchécoslovaquie, de Pologne, d’Italie, d’Allemagne occidentale, de Belgique, du Royaume-Uni et des États-Unis parviennent fonds et motions de soutien. Trois cents millions de francs sont ainsi collectés. Cette aide fait l’objet de polémiques. Moch y voit « la main de Moscou ». Il accuse aussi le Syndicat des mineurs du Nord/Pas-de-Calais de fabriquer de la fausse monnaie car, à l’initiative d’Auguste Lecoeur, le syndicat a imprimé des bons distribués aux grévistes. Les mineurs payent avec ces bons les commerçants, et en particulier la Coopérative centrale du pays minier. La Coopérative et les commerçants échangent ensuite les bons contre de l’argent à la Maison syndicale de Lens 7). D’autres formes de solidarité existent : plusieurs centaines d’enfants sont accueillies par des familles de Lille ou de la région parisienne ; Frédéric et Irène Joliot-Curie, les prix Nobel de 1935, la Reine mère de Belgique accueillent des fillettes ; d’importantes personnalités, comme l’Évêque de Metz, apportent leur soutien ; le Secours populaire multiplie ses efforts pour développer la solidarité. Malgré tout, le gouvernement ne cède pas. Il réussit même à isoler partiellement les mineurs.

Exaspération sociale et engagement.

Comme le souligne Rolande Trempé8), les grèves de l’automne 1948 sont la poursuite de celles d’octobre et novembre 1947. Comme en 1947, les mineurs sont fortement mobilisés. Ils sont même l’une des rares corporations à être massivement en grève. En 1947, les cheminots étaient les seuls à être entrés dans le mouvement ; en 1948, le soutien actif d’autres corporations est encore moins ample. Les raisons de l’engagement des mineurs dans un tel mouvement sont multiples : les salaires n’ont pas été réévalués malgré l’augmentation des prix, la pénurie demeure alors que le marché noir perdure ; le retourà la mi-1948 du politicien de droite Paul Reynaud au ministère des Finances inquiète les travailleurs ; la vie est dure dans les corons et le nouveau calcul des salaires provoque récriminations et contestations ; dans les tailles les plus difficiles, les abatteurs gagnent moins que dans les chantiers où le travail est plus facile ; à la direction des puits, des ingénieurs ou des chefs porions, qui s’étaient compromis avec l’occupant, reprennent des responsabilités. Les mineurs, mis à l’honneur de 1945 à 1947, ont vécu les mois qui précèdent la grève de 1948 comme une période d’humiliation, de vexation. Les décrets Lacoste de septembre 1948 vont mettre le feu aux poudres. La circulaire du 13 septembre 1948, relative à la garantie du salaire, prévoit une baisse des rémunérations. Du jamais vu ! Même les compagnies minières d’avant la nationalisation n’avaient pas osé ! Le décret du 18 septembre mentionnait que la direction des Houillères reprendrait la gestion du risque accidents du travail et maladies professionnelles que le décret de 1946 instituant la sécurité sociale minière avait placé entre les mains des sociétés de secours minières. Ainsi, les conseils d’administration des Houillères sont-ils en grande partie vidés de leur contenu démocratique. Enfin, Lacoste souhaite une baisse de 10 % des effectifs du jour. La CGT, totalement hostile aux deux premières mesures, est cependant prête à négocier sur cette dernière car les effectifs du jour ont, en effet, été artificiellement grossis durant la guerre pour éviter à des jeunes le Service du travail obligatoire (STO). La FNSS ne peut admettre ces mesures réactionnaires et anti-démocratiques sans réagir. Elle est l’une des fédérations les plus solides de la Confédération. Les mineurs tiennent une place essentielle dans la vie économique du pays, où le charbon demeure fondamentalement « le pain de l’industrie » et même « de la vie quotidienne». Le mineur de fond jouit depuis longtemps d’un prestige considérable dans l’opinion publique : récits, ouvrages documentaires, films valorisent le courage, l’abnégation de ces hommes qui, des heures durant, travaillent dans des conditions terribles à plusieurs centaines de mètres de profondeur. L’engagement des Gueules noires face à l’occupant allemand et au régime de collaboration, le souvenir de la grève patriotique de mai-juin 1941 ont accru encore leur prestige. Sollicités pour participer pleinement au relèvement de la France, ils ont répondu massivement à « l’appel de Waziers » de Maurice Thorez (21 juillet 1945), comme le soulignent le PCF, la CGT et leurs publications respectives. Tous ces éléments font que les responsables de la corporation minière se sentent investis de responsabilités importantes, non seulement vis-à-vis des mineurs, mais de toute la classe ouvrière, voire de la nation entière. Pour beaucoup, en 1947-1948, les mineurs doivent être le fer de lance, l’avant-garde de la révolution à venir.

Combat politique ou conflit revendicatif ?

Lors du congrès de la FNSS de juin 1948, Auguste Lecoeur a déclaré : « Si on considère tout cela, alors on comprendra que ce qui est à l’ordre du jour, ce n’est pas une lutte pour gérer les institutions du capitalisme d’État, mais que c’est la lutte contre ce capitalisme d’État, à l’aide de ses propres institutions, pour les libertés, l’indépendance de notre pays, c’est-à-dire contre l’exploitation capitaliste, conditions pour atteindre les objectifs tracés par notre congrès » 9). Le propos est d’importance dans la mesure où Auguste Lecoeur est, à cette époque – on l’a dit –, le leader charismatique, le dirigeant communiste tout puissant dans le Pas-de-Calais. L’affrontement contre les Charbonnages de France, et surtout contre le gouvernement, était donc annoncé par Auguste Lecoeur comme frontal. Le combat politique prenait le pas sur le conflit revendicatif. L’analyse de Lecoeur était-elle partagée par tous les autres dirigeants ? Sans doute pas. Les divergences d’orientation entre Lecoeur et la direction du PCF étaient connues parmi les dirigeants depuis 1945. Dès le lendemain de la Libération, Auguste Lecoeur s’était opposé à la stratégie de la « bataille du charbon » développée par Maurice Thorez. Lors de son allocution de Waziers, celui-ci avait appelé les mineurs à « retrousser leurs manches » afin d’accroître la production de charbon, et ainsi assurer l’indépendance énergétique de la France. Yves Le Maner, dans la notice biographique qu’il a consacrée à Auguste Lecoeur 10), indique que celui-ci avait reçu deux blâmes du Bureau politique du PCF pour des articles parus dans le quotidien communiste du Nord/Pas-de- Calais, Liberté, et qui, à l’automne 1945, mettaient en cause le préfet gaulliste Closon et sa gestion des mines. Lors du comité central de novembre 1945, Auguste Lecoeur aurait été vertement tancé par Maurice Thorez. Lors de la grève de 1947, les dirigeants de la FNSS n’avaient pas toujours été sur la même longueur d’onde. Henri Martel, semble-t-il, aurait souhaité un arrêt du conflit dès le début de novembre 11) et, en décembre 1947, à la fin de la grève des cheminots, le déraillement à Agny, près d’Arras, de l’express Paris-Lille12) avait témoigné de divergences profondes. Ce dramatique accident était à l’époque demeuré inexpliqué, même si police et gouvernement avaient soupçonné des cheminots cégétistes. Nous savons aujourd’hui que René Camphin, l’un des adjoints de Lecoeur, qui avait, en vain, sollicité des dirigeants cheminots CGT pour organiser le sabotage de la voie, fit appel à d’anciens FTP. Raymond Tournemaine, secrétaire de la Fédération des cheminots CGT, avait très vite su cela 13). Il n’était sans doute pas le seul à connaître ces méthodes dont il se méfiait.

Un contexte politique défavorable.

Depuis mai 1947, date où les communistes furent chassés du gouvernement, la situation politique nationale et internationale a profondément changé. De Gaulle a créé un nouveau parti réactionnaire, le RPF et, pour la première fois depuis la Libération, la droite a pignon sur rue et une influence certaine, y compris dans quelques milieux populaires. Léon Blum, dirigeant de la SFIO, développe de son côté la nécessité de construire une troisième force située entre la droite et les communistes. Cette force se veut atlantiste, favorable au gouvernement américain, anti-soviétique et anti communiste 14). Nous ne sommes donc pas dans la période de l’Occupation où l’affrontement était clair contre le pouvoir vichyste. Nous ne sommes pas non plus dans la trentaine de mois (septembre 1944-avril 1947) qui suivent la Libération et durant lesquels les communistes sont clairement partie prenante du pouvoir. Tous les dirigeants syndicalistes n’ont pas mesuré les conséquences de cette nouvelle situation ni pressenti qu’un affrontement global peut conduire au « solo funèbre de la classe ouvrière ». L’aide américaine, connue sous le nom de « Plan Marshall », a été l’un des ferments de la division. La SFIO et la droite ont applaudi à son annonce, les communistes la refusent. En février, à Prague, la majorité du gouvernement avait condamné le Plan Marshall. Sociaux- démocrates et nationalistes tchèques sont brutalement écartés du gouvernement ; les communistes détiennent désormais les postes-clés. Une violente campagne se déchaîne en France, accusant les communistes de préparer «un coup de Prague». Durant l’été et l’automne, ce déchaînement anti-communiste se poursuit. Les formules de Lecoeur (ou d’autres dirigeants communistes) ne lui donnent-elles pas un semblant de réalité ? Enfin, les divisions politiques ont favorisé les clivages au sein de la CGT. Les partisans du Plan Marshall se sont organisés en tendance. Nous savons aujourd’hui que la CIA a aidé financièrement les pro-Américains qui créent, dès le début de 1948, Force ouvrière. Certes, la FNSS est l’une des fédérations les moins touchées par la scission, mais la formation de FO diminue l’influence de la CGT, sa capacité de mobilisation, ses potentialités de riposte. Le ministre de l’Intérieur, Jules Moch, soutenu par le gouvernement, est prêt à exploiter les contradictions de cette situation pour porter un coup majeur, voire fatal, à la CGT et au PCF. Reprenons l’intervention de Rolande Trempé au colloque de 1978 : « J’ai lu simplement les Mémoires de Jules Moch 15). Il y raconte par le menu comment il a mis en place, au lendemain des grèves de 1947, tout un appareil répressif préparé en vue du prochain complot. Il épure les Compagnies républicaines de sécurité qui, dans certaines régions, comprenaient des résistants authentiques et des gens de gauche. La grève de 1947 et les événements de Marseille ont précisément donné l’occasion au ministre de l’Intérieur de dissoudre un certain nombre de compagnies de CRS, de les reconstituer sur les bases nouvelles. Cette base nouvelle, c’est évidemment la défense de l’ordre républicain dans l’esprit défini par Léon Blum, à savoir qu’il y avait deux ennemis : à droite et à gauche. Alors, ces Compagnies républicaines de sécurité sont donc […] reconstituées, remises en place, reconsidérées à partir de la fin décembre et pendant tout le début de 1948. Par ailleurs, Jules Moch dit dans ses Mémoires: «J’avais des indicateurs qui m’avaient donné la certitude que le Parti communiste allait contre-attaquer et qu’il allait déclencher un mouvement, un véritable complot pour mettre la République en péril et contraindre le gouvernement français à capituler, c’est-à-dire, pas simplement accorder des avantages aux mineurs, mais soit à faire rentrer à nouveau des ministres communistes dans le gouvernement ou même qui sait, si ça allait beaucoup plus loin, à refaire un véritable «coup de Prague». Et (ce n’est pas moi qui l’invente) il dit : « Je savais (et c’est là que j’attire votre attention), je savais où le coup de force se déclencherait, c’est dans le secteur des mines, chez les mineurs.» 16) S’agit-il d’une réécriture de l’histoire ? Certes pas ! L’intervention de Jules Moch à la Chambre, le 16 novembre, montre à quel point était violent et caricatural son anti-communisme. Ajoutons, en reprenant l’intervention de Rolande Trempé, que Jules Moch avait pris d’autres mesures concrètes : « Effectivement, provocation il y avait, puisque Jules Moch dit lui-même qu’en prévision de cette grève, il s’était préparé, les Igames avaient été créés. Les Igames, ce sont les super-préfets de région. » 17) Les Igames détenaient à la fois les pouvoirs civil et militaire. C’était une première ! Tout avait été donc préparé pour faciliter et organiser la répression. Moch avait pointé le lieu du combat et avait préparé le terrain pour le gouvernement et le patronat.

Jules Moch, la FNSS, la CGT.

Analysons l’attitude des trois protagonistes que sont Jules Moch, la FNSS et la CGT durant octobre et novembre 1948. Tout d’abord, le gouvernement provoque le conflit par les décrets Lacoste : il refuse toute négociation. Il engage une campagne anti-communiste virulente dont les points d’orgue sont : l’allocution radiodiffusée de Moch mi-octobre et son discours du 16 novembre. En même temps, il développe une répression d’une violence inouïe qui causera au moins cinq morts. Le gouvernement ne fait aucune concession, cherche provocations et affrontements. Pour sa part, la FNSS, forte du vote massif pour la grève le 30 septembre, lance un mouvement qu’elle veut global, important et dur. Elle rompt avec la tradition d’assurer la sécurité au fond des puits. À la présence militaire et policière, elle répond par des actions qui rappellent l’engagement des mineurs face à l’occupant. Malgré un soutien réel, elle ne parvient pas à élargir le mouvement. Enfin, la Confédération CGT ne s’engage pas dans un affrontement global. Nous avons évoqué le contenu de l’appel à la lutte du 24 septembre : appel au débrayage et à des manifestations en fin d’après-midi. Cet appel tient compte du mécontentement réel des travailleurs, des difficultés à les entraîner dans une lutte globale, du souci de ne pas les isoler lors d’un conflit au résultat incertain. Durant octobre et novembre, les communiqués de la Confédération concernant la grève vont tous dans le même sens : refus d’encourager, voire de soutenir explicitement les décisions prises par la FNSS comme celles d’arrêter la sécurité ; refus de glorifier les affrontements, en particulier ceux de Montceau-les-Mines qui virent une centaine de gendarmes faits prisonniers par les mineurs ; refus de faire appel à la grève générale malgré l’invasion des puits par l’armée et l’assassinat de plusieurs mineurs. En revanche, la Confédération appelle à des débrayages partiels et à soutenir financièrement les grévistes. Il est donc clair que Benoît Frachon et la direction confédérale refusent l’affrontement global et évitent tout risque d’un mouvement social enfermé dans une lutte désespérée.

Un piège partiellement déjoué.

Sans doute, Jules Moch aurait souhaité un conflit plus large. Il n’est pas parvenu à briser la CGT, ni même la FNSS. En cela, la provocation n’a pas totalement fonctionné. Néanmoins, quand Victorin Duguet, secrétaire de la FNSS, annonce, le 30 novembre 1948, la suspension du mouvement, les dirigeants fédéraux savent qu’ils ont subi un échec : les décrets Lacoste sont maintenus, les salaires ne sont pas réévalués, 2 950 mineurs, souvent délégués ou responsables syndicaux, sont emprisonnés ou sous le coup de poursuites. Beaucoup seront révoqués. Dans de nombreux puits et bassins, la CGT est fortement fragilisée. Il faut reconstruire en hâte de nouvelles directions syndicales et trouver de futurs délégués. De surcroît, les Charbonnages de France profitent de ce conflit pour transformer la loi électorale pour les délégués mineurs. Ces nouvelles dispositions permettent à des candidats CFTC ou FO de se voir proclamer élus d’un puits dans lequel ils ont obtenu moins de 25 %, voire moins de 15 % des suffrages. Cette situation va favoriser, dans certains bassins, l’éclosion et le développement relatif de FO. Au-delà de la geste qui caractérise la lutte entre mineurs, gouvernement et Charbonnages de France, ces moments héroïques, ces aspects glorieux et aussi ces heures tragiques, le conflit de 1948 n’est pas, comme le pensent certains, la réactivation d’un comportement de classe mis en sommeil durant l’Occupation et l’aprèsguerre. De 1941 à 1947, les mineurs avaient lutté pour défendre leurs intérêts de classe, leurs conditions de vie et de travail. Ils avaient articulé cette lutte sur un combat national porteur d’émancipation. Durant cette période, et surtout de 1941 à 1944, ils avaient tout fait pour ne pas faciliter la répression de l’occupant et de Vichy. En 1948, les mineurs défendent, certes, leurs conditions de vie et de travail, mais ils ne parviennent pas à faire que leur combat soit perçu comme une lutte profitable à toute la communauté nationale, alors que, sur certains aspects, elle l’était. Peut-on être sûr que les comportements et prises de position de chacun des principaux responsables de la FNSS (Auguste Lecoeur, Henri Martel, Victorin Duguet) s’inscrivent dans cette stratégie ? Bien que secrétaire général, Victorin Duguet n’avait pas toute l’autorité nécessaire. Henri Martel, qui jouissait d’une aura considérable, avait émis – nous l’avons vu – des réticences lors de la grève de 1947. Le comportement lucide et prudent de l’Union départementale CGT du Nord, dirigée par Marcel Tourbier et Martha Desrumeaux avec lesquels Martel avait de nombreux contacts, témoigne au moins de différences d’appréciation avec la Fédération régionale des mineurs. Nous avons également vu qu’Auguste Lecoeur avait exprimé des prises de position qui détonnaient par rapport à celles prises par le PCF, voire la CGT. Soixante ans après, l’histoire des grèves de 1948 nécessiterait une étude plus approfondie et plus fouillée que ces quelques lignes, dont l’ambition est aussi d’inviter tous les historiens, autodidactes ou professionnels, à contribuer à ce travail.

Notes:

1)
Cinquante ans après, les mineurs révoqués après ce conflit n’ont pas tous été réintégrés dans leurs droits : 17 viennent de saisir le tribunal des prud’hommes de Nanterre.
2)
Le colloque « La grande grève des mineurs de 1948 » a fait l’objet d’un numéro spécial de la revue de la FNSS Le Droit minier (novembredécembre 1978).
3)
Entretien de Pierre Outteryck avec Jean Gacon, en date du 26 janvier 1979.
4)
Achille Blondeau, Quand toute la mine se lève, Éd. Messidor, 1991,177 p.
5)
Pierre Outteryck, Achille Blondeau, Mineur Résistant Déporté Syndicaliste, Geai Bleu éditions, 2006, 237 p.
6)
L’autorité d’Auguste Lecoeur provenait aussi du fait qu’il avait été l’un des principaux dirigeants de la grève de 1941.
7)
Cette tactique empêcha la police de saisir les fonds : les délégués arrêtés n’ayant sur eux que des bons.
8)
Le Droit minier, p. 18-21.
9)
Le Droit minier p. 18.
10)
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (1914-1939), tome 34, p. 69-75.
11)
Henri Martel, député du Douaisis dès 1936, a participé au « Chemin de l’Honneur » en avril 1940. Ses deux fils, résistants, ont été assassinés par l’occupant. Revenu de sa déportation en Algérie, il était lui aussi un dirigeant charismatique des mineurs. Voir les archives d’Henri Martel déposées à l’Espace Karl Marx à Lille.
12)
Il y eut 17 victimes. Le sabotage de la voie visait en fait un transport militaire.
13)
Voir le récit d'Édouard Desprez, Un cheminot raconte sa jeunesse, ses engagements, 1919- 1949, préface de Georges Séguy, Éditions Remémot diffusé par Geai Bleu éditions, 1998.
14)
De 1947 à 1958, elle sera au pouvoir, contrôlant peu ou prou l’appareil d’État.
15)
Jules Moch, Une si longue vie, Robert Laffont, 1976, 652 p.
16)
Le Droit minier, p.18-19.
17)
Le Droit minier, p. 20.
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