Médicaments, l'Europe menace les génériques des pays pauvres.

Par Marie Kostrz ( pour Rue 89 )

Deux fois par semaine, Anamika se rend à l'All India Institute of Medical Sciences, tentaculaire hôpital de New Delhi. La salariée de l'Association d'aide aux patients du cancer (CPAA) se fraye un chemin à travers les couloirs bondés de l'établissement. Elle prend place dans un recoin du service de médecine nucléaire et extrait de son sac des petites boîtes blanches de médicaments génériques qu'elle distribue gratuitement.

Ce sont ces produits à bas prix qui permettent à la CPAA d'offrir chaque mois un traitement gratuit à 3 000 malades du cancer qui ne peuvent pas se le payer. Ce dispositif, comme beaucoup d'autres, pourrait être remis en cause par l'accord de libre-échange (ALE) que l'Union européenne est en train de négocier avec New Delhi, en toute discrétion. L'Europe réclame en effet qu'une clause sur « l'exclusivité des données » (« data exclusivity ») soit intégrée à l'ALE. Elle consisterait à interdire aux entreprises indiennes la possibilité d'apporter des améliorations aux molécules qu'elles fabriquent, mais qui ont été initialement commercialisées par les laboratoires occidentaux.

L'accord, en négociation depuis trois ans, pourrait mettre un coup d'arrêt à la production de médicaments génériques en Inde. Un projet dangereux pour les patients indiens, mais aussi pour de nombreux pays en développement.

Encouragée par le gouvernement depuis les années 1970, la production de génériques est devenue le symbole de l'industrie pharmaceutique indienne, au point d'en faire le premier fabricant mondial. Une performance favorisée par le fait que, jusqu'en 2005, l'Inde n'était pas concernée par la législation internationale sur la propriété intellectuelle, qui permettait aux firmes locales de produire des copies de médicaments brevetés ailleurs.

Une augmentation des prix de plus de 840% ?

Pour bénéficier d'un traitement efficace, les Indiens devront donc se procurer des médicaments conçus par les laboratoires détenant l'exclusivité de leur amélioration. Une catastrophe pour des programmes comme celui du CPAA. Anamika s'alarme :

« Sans ces médicaments, nous n'aurons plus les moyens d'aider qui que ce soit, ce serait trop cher. Même la classe moyenne n'a pas les moyens de se payer les traitements occidentaux. » Le gouvernement indien est bien conscient du danger. Un officiel du ministère du Commerce en charge des négociations confie sous couvert d'anonymat : « Nous ne sommes pas du tout d'accord pour intégrer cette clause, mais la Commission européenne revient toujours à la charge. »

A Bruxelles, une représentante de l'Union européenne tempère :

« Bien sûr, nous voulons protéger les intérêts des entreprises européennes. Mais l'Inde pourra continuer à produire les médicaments qui sont actuellement fabriqués. » Une remarque qui se veut rassurante mais qui cache une réalité inquiétante. Excédée par les efforts de l'Europe pour ménager les intérêts de ses laboratoires, Leena Menghaney, employée de Médecins Sans Frontières à New Delhi, précise :

« Vu que les maladies évoluent et que les patients développent des résistances aux traitements, il faut constamment apporter des modifications aux molécules pour qu'elles restent efficaces. L'Inde n'a pas encore les moyens d'investir massivement dans la recherche ni le développement afin de créer ses propres médicaments. »

Pour l'instant, elle peut juste fabriquer des génériques de qualité. Si l'accord est signé, le pays devra donc acheter les traitements originaux, hors de portée pour la grande majorité des Indiens, et même pour les ONG internationales.

Selon Jérôme Martin, ancien président d'Act Up, un accord similaire entre les Etats-Unis et l'Amérique latine s'est en effet traduit par une hausse des prix de certains médicaments de plus de 840% sur le continent sud-américain…

« On va de nouveau tous mourir »

Face à la levée de boucliers des professionnels de la santé, la Commission a mis un peu d'eau dans son vin en proposant d'exclure de l'accord une liste de médicaments pour les « urgences de santé publique ».

Une notion qui risque d'être difficile à définir mais, a priori, les antirétroviraux et les antidotes contre la malaria ou la tuberculose pourraient faire figure d'exceptions. Une mesure d'importance, notamment pour les personnes séropositives. Loon Gnante, de l'association Delhi Network of Positive People, rappelle :

« Depuis que l'Inde créée des génériques, les trithérapies sont disponibles pour 100 dollars [80 euros] par an et par patient, au lieu de 12 000 dollars [9 500 euros] auparavant. Avant leur existence, beaucoup de nos amis sont morts par manque de traitement. Si on supprime les génériques, on va de nouveau tous mourir. »

Propriétaire d'une petite pharmacie située en face de l'hôpital Aiims, Dinesh Khanna souligne pour sa part que les génériques ne servent pas que pour les maladies graves, loin de là. Dans sa pharmacie, qui dépend d'une ONG locale, il vend ses médicaments à prix coûtant à ceux qui ne peuvent assumer les tarifs généralement pratiqués :

« Beaucoup d'habitants n'ont même pas encore le moyen de s'acheter des génériques pour les maladies ordinaires, comment feraient-il pour se soigner si leurs prix augmentaient ? » Des conséquences internationales

L'accord indo-européen risque d'avoir des conséquences bien au-delà des frontières indiennes, car les médicaments à bas prix « made in India » sont aussi exportés en masse vers de nombreux pays en développement. En Afrique, 80% des traitements du sida proviennent ainsi du sous-continent.

Or, de nombreux observateurs ne cachent pas leur scepticisme face aux déclarations de la Commission européenne, qui a promis que « rien dans cet accord ne limitera le droit et la capacité de l'Inde à produire et exporter les médicaments aux autres pays en voie de développement confrontés à des problèmes de santé publique ».

Trois ans après l'ouverture des négociations, la teneur exacte du fameux accord est toujours tenue secrète. Loon Gnante a cependant une certitude : « Que fait-on quand on est menacé de mort ? On est prêt à tout. S'il le faut, on se battra à en mourir pour empêcher son application. »

les_actualites/medicaments_l_europe_menace_les_generiques_des_pays_pauvres.txt · Dernière modification : 30/06/2013 14:33 de 127.0.0.1