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« Faire cotiser le capital comme le travail » ?

Retour sur les slogans de la mobilisation contre la réforme des retraites.

Par Bernard Friot. ( Institut Européen du Salariat: http://www.ies-salariat.org/ )

« Taxons les profits ! » L’exaspération populaire devant l’insolence des actionnaires et la servilité des politiques à leur égard a rendu ce mot d’ordre particulièrement populaire lors des mobilisations contre la réforme des retraites. Traduit en langage syndical ou politique, il s’est exprimé dans la revendication de « faire cotiser le capital comme le travail ». Largement partagée, cette thématique mérite pourtant examen car elle repose sur une représentation de la cotisation sociale qui empêche de lui donner sa portée émancipatrice.

1. Un implicite : la cotisation sociale serait prise sur le salaire.

Que veut dire que la cotisation sociale est prise sur le travail ? Assurément, toute répartition de la valeur ajoutée est prise sur le travail : le produit intérieur brut, somme des valeurs ajoutées des entreprises, exprime la valeur attribuée au produit du travail. Ainsi, ce ne sont pas seulement les cotisations sociales qui sont prises sur le travail, mais aussi les salaires directs et les profits. Faire comme si seule la cotisation était prise sur le travail repose sur un énoncé implicite qui est le suivant : comme le PIB se partage entre salaire (salaires directs et cotisations sociales) et profit, dire que la cotisation sociale est prise « sur le travail » et non pas, ce qu’elle est pourtant, « sur la valeur ajoutée », c’est supposer que la part des salaires dans la valeur ajoutée est définitivement fixée et que toute hausse de la part qui va aux cotisations réduit donc celle des salaires directs. La cotisation sociale « prise sur le travail » est l’énoncé politiquement correct de sa prétendue « prise sur le salaire », difficile à énoncer tel quel par un syndicaliste ou un militant de gauche. Si la cotisation ampute le salaire, alors il faut financer la part croissante des retraites dans le PIB sans augmenter le taux de cotisation, par un impôt sur le profit que l’on va qualifier de « cotisation ». Il y a là un contresens très lourd sur la cotisation sociale.

2. Qu’est-ce que la cotisation sociale ?

Se poser la question de ce sur quoi la cotisation est prélevée n’a pas de sens : elle l’est, comme toute dépense, sur la valeur ajoutée. La bonne question est : au nom de quoi est-elle prélevée ? Car les raisons du prélèvement sont très différentes selon qu’il va au profit, à la cotisation sociale ou au salaire direct.

Le prélèvement sur la valeur ajoutée qui va au profit se fait au nom de la propriété lucrative. La propriété d’un portefeuille de titres autorise à ponctionner une partie de la valeur ajoutée en train d’être produite. Ensuite, les titulaires de titres vont consacrer une partie de cette ponction à prêter moyennant taux d’intérêt ou à investir moyennant dividende.

Jusqu’à l’invention de la cotisation sociale, tout accident de santé, toute incapacité de travail, obligeaient à emprunter ou à alimenter la rente des actionnaires des compagnies d’assurance. En ponctionnant la valeur ajoutée au nom du salaire socialisé pour financer la santé ou la vieillesse qui l’étaient jusque là par le prêt ou l’investissement des propriétaires de titres, la cotisation sociale met en évidence le caractère parasitaire et aliénant de cette médiation par la propriété lucrative. Parasitaire : en ne confiant plus au droit de propriété, mais au droit de salaire, le soin de financer la santé ou la vieillesse, elle supprime la rente parasitaire que prélève celui qui ne prête que … ce qu’il vient de préalablement ponctionner. On ne le dira jamais assez face à la croyance dans « l’apport » de la propriété lucrative : un prêteur n’apporte rien qu’il ne vienne de voler (très légalement s’entend). Aliénant : la propriété lucrative laisse au prêteur ou à l’actionnaire la décision arbitraire de l’usage du produit du travail commun, alors qu’en ponctionnant au nom du droit de salaire une cotisation transformée immédiatement en prestation, l’usage de la valeur ajoutée fait l’objet d’une délibération politique.

Le prélèvement sur la valeur ajoutée qui va au salaire direct, lui, s’opère selon deux critères opposés. Soit il s’agit de salaires de la fonction publique, donc de l’impôt : auquel cas la ponction se fait au nom du grade, c’est-à-dire de la qualification personnelle des fonctionnaires. Soit il s’agit de salaires du privé ou de droit privé : auquel cas c’est l’emploi qui préside à la ponction. Au contraire du grade, l’emploi qualifie le poste de travail, et non pas la personne. Dans l’emploi, c’est le poste qui est payé, et celui qui est « sans emploi » est condamné à devenir « demandeur d’emploi ». L’emploi, en qualifiant et en payant les postes de travail et non pas les travailleurs, est une institution capitaliste qui laisse toutes les cartes entre les mains de l’employeur et de l’actionnaire, qui seuls maîtrisent les postes de travail dans leur quantité, leur localisation, leur contenu, leur titulaire, qui font du produit du travail une marchandise, et ôtent ainsi toute maîtrise sur le travail des travailleurs eux-mêmes. Le salaire est conditionné à la tenue d’un emploi, et c’est la cause du chômage, de la subordination à un employeur qui a droit de vie et de mort sur le travail des personnes, et de la transformation des produits en marchandises.

En prélevant la valeur ajoutée pour du salaire socialisé et non pas au nom de l’emploi, la cotisation montre que l’on peut assurer des productions non marchandes par des salariés payés à vie : les retraités dont la pension prolonge à vie leur salaire, les soignants du service public hospitalier ; ou, sous une forme atténuée de salaire maintenu, les intermittents du spectacle ou les chômeurs. Elle montre combien l’emploi mutile tant le travail que son produit et son producteur.

Ainsi la cotisation, taxe sur le travail comme toute répartition de la valeur ajoutée, subvertit les deux institutions centrales du capitalisme que sont la propriété lucrative et l’emploi, elle crée les conditions d’une abolition du marché des capitaux et du marché du travail. C’est une institution révolutionnaire.

3. La réforme repose sur le recul ou le gel du taux de cotisation.

L’enjeu subversif de la cotisation sociale explique que les réformateurs aient fait du gel puis de la baisse de son taux leur objectif décisif, dont tout le reste (réduction du taux de remplacement, augmentation de l’âge légal et de la durée de cotisation) découle.

On retrouve là, bien sûr, une politique constante du patronat d’évitement de la cotisation sociale. A côté du gel du taux, la réduction de l’assiette fait partie des instruments, par multiplication des formes de rémunération « non chargées », et les opposants à la réforme revendiquent à juste titre que les stock-options, l’intéressement, l’épargne salariale, les primes, les heures supplémentaires, donnent lieu à cotisation sociale. Mais pour faire face à une croissance de la masse des pensions plus rapide que celle de la masse des rémunérations du fait de la part croissante des plus de 60 ans, l’extension de l’assiette à la totalité de ces dernières ne suffit pas, sinon les deux grandeurs évolueront au même rythme : il faut que le taux de cotisation augmente. Le raisonnement vaut aussi pour l’extension de l’assiette par la création d’emploi : le plein emploi n’offre en aucun cas une réponse à la croissance plus rapide de la masse des pensions puisque le supplément de cotisations est absorbé par le supplément de droits à pensions. La hausse du taux de cotisation est incontournable.

C’est ce qui s’est fait pendant cinquante ans, de 1945 à la seconde moitié des années 1990. La cotisation vieillesse est passée de 8% à 26% du salaire brut et a pu ainsi accompagner sans problème la croissance de la part des pensions dans le PIB. Rappelons que les cotisations sociales sont calculées en fonction d’un salaire fictif appelé « salaire brut » et qu’elles se partagent pour un tiers en cotisations dites « salarié » (qui viennent en déduction du salaire brut) et pour deux tiers en cotisations dites « employeur » qui s’ajoutent au salaire brut pour donner le salaire total. Cette distinction héritée de l’histoire est source de confusions (en particulier les salariés sous-estiment le caractère de salaire des cotisations patronales et ne considèrent pas que leur suppression est une réduction du salaire, car cela n’affecte pas le salaire net) et devrait disparaître. Quoi qu’il en soit, la hausse du taux de cotisation correspond à une hausse du salaire total dans deux cas : lorsque c’est le seul taux patronal qui augmente, ou lorsque la hausse du taux de cotisation salarié est compensée par une hausse équivalente du salaire brut.

Augmenter le taux de cotisation, soit patronal, soit salarié avec une hausse du brut, c’est attribuer au salaire une part supplémentaire de la valeur ajoutée, qui est ainsi soustraite au profit. Ce mouvement est interrompu depuis quinze ans, ce qui signifie que la croissance va au seul profit. Pour les salaires supérieurs à 1,6 Smic (environs 1700 euros nets mensuels), le taux de cotisation n’a pas bougé, il est toujours à 26%. Pire, pour les salaires inférieurs à 1,6 Smic, soit pour la moitié des salariés du privé et une forte minorité de ceux du public, le taux de cotisation patronal est baissé depuis la fin années 1990 : au niveau du Smic par exemple, le taux de cotisation à la pension de retraite n’est que de 10% du salaire brut. Ces exonérations n’entraînent pas de déficit pour les caisses puisqu’elles sont compensées par le budget de l’Etat, mais cette réduction des bas salaires réduit d’autant les possibilités de payer des fonctionnaires. Le recul du taux de cotisation au bénéfice d’un financement fiscal des caisses fait ainsi d’une pierre deux coups : il réduit ces deux institutions subversives que sont la cotisation sociale, substitut de la propriété lucrative, et le salaire à vie des fonctionnaires, substitut de l’emploi.

Si les exonérations de cotisations patronales, compensées par une dotation budgétaire aux régimes de sécurité sociale, sont idéologiquement désastreuses (et financièrement neutres pour les régimes mais très nocives pour la fonction publique), le gel du taux, lui, est forcément générateur de déficit des régimes dès lors que les besoins de pensions grandissent plus vite que les salaires. D’où la réduction des droits à pensions organisée par les réformateurs pour « sauver » un dispositif que leur politique de gel du taux met délibérément en déficit. Pour que les pensions retrouvent leur dynamique interrompue depuis la réforme, la croissance du taux devrait retrouver son rythme des années 1945-95 et le taux devrait s’établir aujourd’hui à 32% du salaire brut environ.

4. La majorité des opposants à la réforme partagent le tabou réformateur.

La croissance du taux de cotisation signifie que la croissance du PIB retourne directement à ses producteurs en augmentant la part du salaire socialisé, sans passer par l’emploi ou par la propriété lucrative, sur lesquels ils n’ont aucune prise et qui se retournent contre eux. Or, une des réussites des réformateurs est d’avoir littéralement tétanisé leurs opposants sur la question du taux de cotisation.

Qu’ils préconisent une taxation des produits financiers, une extension de l’assiette des cotisations à l’ensemble des éléments de la rémunération, la suppression des exonérations de cotisation patronale sur les bas salaires ou la modulation du taux sans croissance globale de ce dernier, la majorité des opposants à la réforme partagent avec les réformateurs le tabou central du gel du taux de cotisation sociale. Et ces préconisations ne sont pas toutes émancipatrices. Le sont l’extension des cotisations à toute la rémunération et la suppression des exonérations de cotisation patronale sur les bas salaires, qui étendent le champ du salaire pour la première et permettent la lutte contre la trappe à bas salaires pour la seconde. Mais la taxation des produits financiers pour financer la sécurité sociale est une régression. Elle légitime la propriété lucrative au lieu de la supprimer : elle fait dépendre le financement des pensions de la bonne santé du capital, taxé en aval, alors que la hausse du taux de cotisation patronale réduit le capital, en amont. Quant à la modulation du taux, qui serait réduit dans les entreprises qui embauchent ou améliorent la qualification des emplois et augmenté dans les autres, elle entretient la représentation aliénée de la cotisation comme obstacle à l’emploi, elle pose encore davantage l’emploi comme critère d’évaluation du bon financement de la sécurité sociale, conformément à la logique réformatrice, répétée à l’envi depuis les années 1990, d’une « sécurité sociale au service de l’emploi » posée au cœur de la Stratégie européenne pour l’emploi depuis 1997. Alors que c’est contre l’emploi qu’il faut se battre, et que l’expérience réussie de la cotisation sociale comme financement du salaire à vie des retraités montre précisément qu’il est possible de l’étendre au financement d’un salaire à vie de tous les actifs qui supprimera l'emploi.

5. Étendre le champ de la cotisation sociale

L’enjeu des retraites est l’expérimentation d’institutions alternatives aux institutions centrales du capitalisme que sont la propriété lucrative et le marché du travail, et cela à grande échelle : la cotisation finance en répartition la quasi-totalité des dépenses de pensions, le salaire à vie est perçu par plusieurs millions de retraités. Cela ouvre la possibilité de suppression du marché des capitaux et du marché du travail par l’extension de la cotisation à toute la valeur ajoutée.

« Défendre la répartition » face aux appétits du capital est une position défensive qui ne peut, au mieux, qu’éviter la défaite. Alors que la réussite de la cotisation dans le financement des engagements de très long terme des pensions, terme bien plus long que celui de l’investissement, montre qu’il n’y a pas besoin d’accumulation financière pour assurer le futur. La croyance dans l’épargne comme accumulation de valeur peut dès lors être combattue. Ce qui s’accumule dans l’épargne, ce n’est pas de la valeur, mais des droits à valoir sur la valeur qui sera en cours de production au moment où l’épargne sera liquidée, transformée en monnaie. Accumuler des titres entre 2010 et 2020 dans un fonds de pensions, ça n’est pas accumuler de la valeur qui viendra s’ajouter au produit de travail de 2020, de sorte que l’accumulation apporterait quelque chose d’utile. L’épargne n’accumule aucune valeur, elle accumule des droits de propriété lucrative à valoir sur la monnaie qui sera en circulation en 2020, expression de la valeur reconnue au produit du travail de cette année-là. S’il n’y a pas de travail en 2020, les titres accumulés ne vaudront rien. De même, le million d’euros prétendument « apporté » par le repreneur d’une entreprise en 2010 est en réalité ponctionné sur la valeur créée par le travail en 2010, et cela à un prix très lourd pour ceux que cette ponction spolie : la perte de la maîtrise de l’investissement et donc du travail. Le million d’euros que le propriétaire des titres investit ou prête vient d’être ponctionné sur le travail de ceux que cet investissement asservit ensuite dans les emplois ainsi créés. Puisqu’on ne peut investir qu’un part de la valeur en train d’être produite, arrêter l’intermédiation mortifère de la propriété lucrative est simple. Il suffit d’étendre au financement de l’investissement la technologie réussie dans le financement des pensions : créer, sur le modèle de la cotisation sociale, une cotisation économique qui ponctionnera 30% par exemple de la valeur ajoutée au nom du salaire socialisé à la place du droit de propriété. Cet assèchement du profit permettra la maîtrise de l’investissement, qui sera financé sans taux d’intérêt par les caisses à gestion démocratique collectant la cotisation.

La sortie du marché du travail relève de la même démarche. En finir avec l’emploi suppose d’étendre à tous l’expérimentation tellement réussie de la pension, salaire à vie des retraités : attribuer à chacun une qualification et le salaire qui va avec, à compter de sa première entrée dans un collectif de travail, qualification et salaire personnels qui ne pourront que progresser au fil des épreuves de qualification. Si la pension est assurée, c’est parce que c’est un salaire qui échappe au piège de l’emploi en étant ponctionné sur la valeur ajoutée par cotisation sociale, au nom du salaire socialisé. De même, le salaire de chacun ne sera assuré que lorsque, totalement déconnecté de l’emploi, il sera financé par une ponction sur la valeur ajoutée sous forme de cotisation salariale qui ira à des caisses de salaires. Les salaires seront alors versés non plus par l’entreprise (ce qui les soumet aux aléas de sa valeur ajoutée propre), mais par une caisse mutualisant l’ensemble des valeurs ajoutées, comme le fait avec succès la sécurité sociale depuis des décennies.

D’un point de vue de l’entreprise, ce salaire universel, pour tous et pour tout, relèvera du partage de sa valeur ajoutée en trois cotisations :

  • une cotisation économique vers des caisses d’investissement tant privé que public (étant entendu que si, par exemple, 30% de la valeur ajoutée doit aller à l’investissement, cette cotisation ne sera par exemple que de 15%, les 15 autres étant conservés par l’entreprise pour l’autofinancement) ;
  • une cotisation salariale vers des caisses de salaire qui financeront comme salaire à vie ce qui relève aujourd’hui des salaires directs du privé, de l’impôt finançant les salaires des fonctionnaires et l’aide sociale, de la cotisation sociale finançant les allocations familiales, les salaires des soignants, les pensions et les indemnités maladie, chômage, invalidité ;
  • une cotisation sociale finançant le fonctionnement (hors salaires) des consommations gratuites.

Cette extension de la cotisation sociale, c’est-à-dire du salaire socialisé, à toute la valeur ajoutée, sera le fondement d’un enrichissement considérable de la citoyenneté puisque le salaire, droit politique, posera l’économie comme objet politique et chacun comme participant à la décision économique.

les_actualites/faire_cotiser_le_capital_comme_le_travail.txt · Dernière modification : 30/06/2013 14:33 de 127.0.0.1